“Choses de la Mer”
“Choses de la Mer”, c’est ainsi que commence l’introduction du chapitre second “La navigation” de la thèse d’André LOUIS (1961), Ethnologue incontournable des îles de Kerkennah. Aussi précise-t-il que “parler des embarcations dont usent les Kerkenniens serait ouvrir une immense section”. Car oui, en effet, la navigation à Kerkennah renvoie à un vaste monde, celui de la batellerie, de la vie à bord, des liaisons maritimes et commerciales, des techniques de manœuvre, de la pêche aux éponges. Mais ce vaste monde est aussi très symbolique qu’il s’agisse de la rose des vents à 16 pointes (32 quarts), des croyances des marins, de leurs chansons et du respect pour cette mer nourricière (voir nos articles “la Koffa, un hommage à la mer“, “Koffa d’Ouled Bon Ali ou l’inoubliable sortie en bateau” ou “L’expérience de la Koffa quand tu n’es pas kerkennien“).
Savoir-faire marin kerkennien
Avec des noms aussi évocateurs que le radeau (“l-estem“) ou la barque (“flûka“), ou des noms souvent mal connus comme le “loud” (“el lûd“) ou le petit canot (“Kanôta“), la vie insulaire kerkennienne nous enseigne l’aptitude de l’être humain à se fondre dans son environnement pour ne faire plus qu’un avec la terre comme avec la mer. Les stâwât (les “patrons”) de l’archipel, pour ce qui concerne la fabrication de la plus complexe et de la plus lourde de ces embarcations (le loud), se résument jusque dans les années 1960, à quelques familles Ouled Sellem de l’île de Chergui originaires de Djebli, Djouaber et Sfax.
Pour fabriquer un loud avec une équipe de 3 hommes il fallait environ 2 mois, voire plus selon l’importance de l’embarcation (Louis, 1961, p. 247 et 248). Les voiles pouvaient être achetées à Malte, Paris ou reprises des tissus utilisés pour ramasser les olives. A Kerkennah, il existait une fabrication de voile spéciale pour les flûkas. En outre, El Attaya est le port historique pour la construction des felouques (le loud n’est plus du tout produit depuis la fin des années 1960) ainsi que le port de Ouled Yaneg pour les réparations. Ceci étant, tous les ports disposent de chantiers de goudronnage et de peinture des flûkas.
Quand on connait le relief marin de l’archipel on comprend que depuis des siècles, les kerkenniens ont en effet appris à apprivoiser la mer en concevant des embarcations fiables, capables de franchir à la fois les eaux peu profondes de l’archipel et les oueds puissants pour aller borner d’un port à l’autre jusqu’en Tripolitaine ou caboter jusqu’en mer adriatique et même jusqu’en Mer Noire.
Selon le décret 1906 (art. 53) modifié par décret du 2 juin 1932 : “la navigation exercée par tout bateau tunisien dans les mers ci-dessous : Mer Méditerranée, Mer Adriatique, Mer Noire, est dénommée cabotage, en regard des limites dans lesquelles peuvent commander les porteurs du Brevet de Maître de Cabotage Tunisien. La navigation de port à port, ou d’un port tunisien à la Calle, et en Tripolitaine, jusqu’à Tripoli, est dénommée Bornage, en regard des limites dans lesquelles peuvent commander les porteurs du Brevet de Maître de Bornage Tunisien.”
Les embarcations typiquement kerkenniennes permettent ainsi de naviguer sur les hauts-fonds pour quelques heures de pêche ou de balade en mer ou pour plusieurs semaines de voyage plus lointain au coeur de cette mer au milieu des terres, chargées de divers produits pour des échanges commerciaux nécessaires à la vie insulaire.
Bateaux de kerkennah, les Carèbes
Dans la famille des bateaux à fond plat de Kerkennah que l’on appelle les Carèbes (“Qarâb“), on peut citer du plus petit au plus grand :
Nom | Longueur | Composition principale | Usage historique | Situation aujourd’hui |
l-estem (le radeau) | 3-4 mètres | 3 à 4 madriers en stipes de palmier (hesba), gaffe ou gondâli |
En zones relativement profondes pour visiter les pêcheries fixes et la pêche aux nasses libres vers Sidi Founkhal |
presque disparu |
Kanôta (le petit canot) | 3-3,5 mètres | Coffrage en sapin calfaté, rame ou gaffe | En bord de côte, zones peu profondes pour visiter les pêcheries fixes et passer d’une île à l’autre |
l’une des embarcations les plus fréquentes |
flûka (la Felouque) | 7-8 mètres | Coffrage en sapin calfaté – 1 voile latine, coque quittée (motorisable) | Cabotage et Bornage Passer d’une île à l’autre, pêche et transport |
l’une des embarcations les plus fréquentes |
el lûd (le Loud) | 9-12 mètres | Carène en bois d’olivier trempé sur les hauts-fonds des eaux de Kerkennah (coque sans quille, non motorisable) Ponts et bordages en sapin calfaté 2 voiles (latine et quadrangulaire) de couleur noire (calfatage avec du brai, de l’étouppe et du goudron) |
Cabotage et Bornage, pêche et transport | 1 modèle historique brûlé et 2 autres à l’abandon dont 1 en voie (peut-être et sous condition de moyens) d’être restauré par une association |
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